Justice
23/7/19

L’art d’être juste, avec les émotions, le droit et la raison

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Article paru dans la Gazette du Palais du 23 juillet 2019 après le colloque sur « Les émotions et la justice » organisé par le Barreau de Paris le 4 juillet 2019

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Dans sa dernière chronique sur le procès France Télécom parue dans le journal Le Monde du 12 juillet 2019, Pascale Robert-Diard cite les premiers mots que la présidente, Cécile Louis-Loyant, a prononcés à l’ouverture du procès, une citation du président Pierre Drai : « Juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre, et vouloir décider ». Puis ses derniers mots à la fin de la dernière audience : « Tout au long de ces 46 audiences, le tribunal a aimé écouter et essayé de comprendre. Comprendre, c’est prendre ensemble. Quelle que soit la décision qui sera rendue, cette étape-là est atteinte », a déclaré la présidente en s’adressant, pour les remercier, à chacun de ceux qui, de leur place, ont concouru à la richesse des débats : prévenus, parties civiles, témoins, procureurs, avocats. « La dernière étape, vouloir décider, prend un poids très lourd en ce dernier jour ».

Par ces mots de conclusion, avant le délibéré, ce juge, sans jamais se départir de sa neutralité, exprimait avec une grande intelligence émotionnelle combien la parole et l’écoute, les liens qui se nouent entre les acteurs d’un procès, les émotions qui les traversent, sont consubstantielles à l’acte de juger. Nul doute que ceux à qui ils étaient destinés ont dû ressentir à ce moment-là un sentiment de communion avec ce tribunal, quel que soit le jugement qui sera rendu.

Avec le colloque organisé le 4 juillet 2019 sur « Les émotions et la justice », le barreau de Paris a lancé un nouveau cycle de réflexions et de formations pour les gens de justice sur l’apport de l’intelligence émotionnelle dans les relations entre eux et dans la compréhension et la résolution des litiges.

L’idée de l’organisation de ce colloque repose sur un double constat.

En premier lieu, les gens de justice, avocats, magistrats, greffiers, huissiers et autres personnels de justice sont peu ou mal formés à la compréhension et la gestion de leurs émotions dans le cadre de leur travail.

Or ce déficit de formation sur le sujet a plusieurs conséquences négatives tant sur la qualité des relations qu’ils entretiennent entre eux que sur leur santé psychique au travail. En raison de la faiblesse des ressources allouées au fonctionnement des juridictions et de la gestion prioritairement budgétaire imposée au service public de la justice, les gens de justice, déjà confrontés à des situations humaines difficiles, travaillent dans un stress quotidien qui rejaillit sur leur capacité d’écoute et de disponibilité envers autrui. Le nombre de gens de justice en souffrance au travail n’a jamais été aussi important. Puisque la puissance publique ne prévoit pas d’augmenter les ressources matérielles et en personnel des juridictions, les gens de justice ne peuvent que compter que sur eux-mêmes. Il est important qu’ils renforcent leurs capacités à contrôler le stress et leurs états émotionnels.

En second lieu, l’intelligence émotionnelle est une ressource essentielle pour comprendre les parties à un litige et leur trouver une solution au mieux de leurs intérêts.

Cette prise de conscience s’est développée dans un premier temps dans les modes de résolution amiable des litiges. Dans la négociation, la médiation, le droit collaboratif, et même dans la procédure participative, les acteurs de ces processus, privés du recours au pouvoir juridictionnel du juge, ont eu besoin de développer des outils d’écoute et de communication reposant sur une meilleure intelligence émotionnelle afin de parvenir à une décision commune.

A priori, l’usage de l’intelligence émotionnelle paraît moins important dans les modes juridictionnels de résolution des litiges, judiciaire ou arbitrale. L’émotion est même perçue négativement, avec l’idée qu’elle serait nuisible à une prise de décision objective et impartiale. Pour le juge ou l’arbitre (sauf lorsque ce dernier statue en amiable composition, selon l’équité), l’émotion doit être étouffée ou tenue à distance. Le litige sera tranché selon les règles du droit et celles de la raison pure.

Toutefois, cette vision des choses est un idéal qui rencontre difficilement la réalité dans le procès. Le juge est aussi traversé par des émotions, les siennes et celles d’autrui, et il a tout intérêt à pouvoir les identifier, en connaître les causes et les effets sur son jugement. De surcroît, cette approche purement rationaliste n’est pas aussi bénéfique qu’on pourrait le croire pour obtenir de bons jugements. L’intelligence émotionnelle, avec le droit et la raison, est une ressource supplémentaire pour parvenir à l’art d’être juste.

Par ailleurs, le développement prévisible de l’intelligence artificielle nous assure que les algorithmes ne serviront pas qu’à faire fonctionner les robots pour accomplir des tâches matérielles. Certains envisagent de les utiliser pour remplacer le juge. La justice algorithmique peut reproduire les schémas rationnels de la pensée dans l’acte de juger. Mais pas encore notre intelligence émotionnelle. Si l’on souhaite garder une justice « humaine », il faut que les gens de justice développent leur intelligence émotionnelle tout en se servant des outils de l’intelligence artificielle.

Lors du colloque du 4 juillet dernier, la compréhension scientifique des émotions, de leur naissance, de leur contagion et de leur contrôle a été présentée par le docteur Nicole El Massioui, coresponsable de l’équipe de recherche « Cognition & Émotions » de l’institut des neurosciences Paris Saclay, Christophe Haag, professeur à emlyon, chercheur en psychologie sociale, auteur de La contagion émotionnelle (Albin Michel, 2019) et Veronica Brown, sophrologue, auteur de Devenir Sophrologue (Eyrolles , 2018). Beaucoup de nos décisions quotidiennes sont prises par notre intelligence émotionnelle, nos biais cognitifs et émotionnels. Les émotions sont en lien avec nos sens corporels, notre biologie et notre cerveau. L’intelligence rationnelle ne repose que sur nos connexions neuronales. Elle peut dominer notre intelligence émotionnelle, et c’est heureux, mais après un effort. En bref, pour reprendre les mots de Pascal, l’esprit de finesse est tout aussi important que l’esprit de géométrie dans nos prises de décisions. Comme nous sommes tous en lien les uns avec les autres, nous contaminons autrui avec nos émotions et réciproquement. Ne pas avoir conscience des causes et des effets de cette contagion émotionnelle, c’est accepter d’être comme un bout de bois flottant au gré des courants de la rivière. Heureusement, la raison et des techniques psychocorporelles, comme la sophrologie, nous permettent de comprendre l’origine de nos émotions et de les contrôler.

Sur les recherches théoriques entre le droit et les émotions, le professeur Emmanuel Jeuland de l’université Paris-1, auteur de la Théorie relationniste du droit (LGDJ, 2016), a exposé toute la richesse pour le juge de prendre en compte l’émotion, tout autant que la raison, dans le cadre des rapports de droit et du cadre symbolique des règles de procédure et du rituel judiciaire. Marie-Christine Sordino, professeur de l’université de Montpellier, a présenté le bouleversement qu’apportent les neurosciences dans la prise en compte de la responsabilité pénale. Enfin, Liora Israël, sociologue, a dépeint les recherches internationales sur le sujet et ses travaux dans le cadre de son séminaire « Droit et émotions » qu’elle anime à l’EHESS.

En ce qui concerne les gens de justice, le barreau de Paris avait tenu à voir intervenir des membres de la magistrature, des greffes et du barreau ainsi que des journalistes et chroniqueurs judiciaires. Pour ce qui est de la magistrature, Frédéric Chevallier, procureur de la République à Blois, Dominique Coujard, ancien président de cour d’assises et Martine de Maximy, ancienne juge pour enfants, psychologue-psychothérapeute, ont relaté leurs expériences et leurs points de vue. Points de vue parfois contrastés, notamment entre celui de Dominique Coujard, pour qui le magistrat a certes sa propre sensibilité mais qui doit s’effacer afin de mettre l’émotion à distance pour garder l’objectivité nécessaire, et celui de Martine de Maximy, pour qui le magistrat ne peut atteindre l’impartialité qu’en acceptant ses émotions afin de les comprendre et de ne pas être inconscient de ses biais cognitifs ou émotionnels. Le greffe était représenté par Sandra Charlier, greffière au tribunal pour enfants de Pontoise, qui a exposé le rôle essentiel des greffiers dans l’accueil des justiciables et la difficulté qu’ils rencontrent face à des situations humaines parfois douloureuses devant lesquelles ils sont tenus de rester silencieux.

Les journalistes Olivia Dufour, auteure de Justice, une faillite française ? (LGDJ, 2018) et de Justice et médias : la tentation du populisme (LGDJ, 2019), et Florence Sturm, spécialiste Justice à France Culture, coauteur de Chroniques d’un procès du terrorisme. L’affaire Merah (La Martinière, 2019), ont présenté leurs pratiques de la gestion des émotions dans les procès qu’elles suivent et le rôle des médias pour contenir ou propager les émotions.

Enfin, les avocats ont été nombreux à intervenir et à détailler leurs expériences face à leurs émotions dans les procès : Edmond-Claude Fréty, par ailleurs président de Cerveau et Droit, Fabrice Epstein, auteur d’ Un génocide pour l’exemple (Les éditions du cerf, 2019), Élise Arfi, auteure de Pirate n° 7 (Anne Carrière, 2018), Grégory Saint-Michel, Gustave Charvet, François Martineau, auteur de Petit traité de l’argumentation judiciaire et de plaidoirie (Dalloz, 2017) Carole Foissy, Vincent Nioré, auteur de Perquisitions chez l’avocat. Défense des secrets et inviolabilité de l’asile sacré (Lamy, 2014) et Clarisse Serre.

Si l’on doit retenir une seule pensée exprimée sur le rapport que l’avocat entretient avec l’intelligence émotionnelle, c’est celle du lien entre la parole et l’émotion dans le procès

Il est impensable de résumer en quelques lignes toute la richesse de leurs propos. Si l’on doit retenir une seule pensée exprimée sur le rapport que l’avocat entretient avec l’intelligence émotionnelle, c’est celle du lien entre la parole et l’émotion dans le procès. Tous ont fait le constat que l’émotion passe d’abord par les mots. Les mots justes, les mots excessifs, les mots déplacés, les mots incompréhensibles, les mots qui ne sont pas dits mais que l’on voudrait dire ou entendre. Il incombe à l’avocat de trouver les mots qui sauront expliquer la situation de son client, défendre ses intérêts et convaincre le juge. Il lui appartient aussi de recueillir les mots de son client, de traduire sa pensée ou ses sentiments que parfois il ne peut même pas exprimer par la parole. Tel ce pirate somalien « n° 7 », dont l’histoire a été racontée par Élise Arfi, dénommé ainsi par les magistrats pendant le procès car son nom était trop difficile à prononcer. À la suite de la projection du film À cœur d’avocats de Mika Gianotti, qui dépeint les relations d’humanité que tentent de nouer les avocats avec leurs clients, Élise Arfi, Gustave Charvet et Grégory Saint-Michel ont raconté comment ils avaient été bouleversés tout au long des 4 années de procédure contre leurs clients somaliens et comment devant tant de misères et de souffrances, ils n’avaient eu comme seuls recours que leur intelligence émotionnelle, la parole et le droit pour arracher à la machine judiciaire des décisions justes. Fabrice Epstein a relaté son combat émotionnel, en lien avec son histoire familiale, quand il a défendu un homme accusé d’un génocide. Clarisse Serre nous a livré avec sincérité sa méthode de défense par laquelle elle refuse d’instrumentaliser les émotions à l’audience. Et Vincent Nioré, dans ses fonctions de délégué du bâtonnier aux contestations des perquisitions chez les avocats, a expliqué le choc émotionnel et sa contagion que cause une perquisition, comment il a été amené à porter secours au conjoint d’un avocat pris d’une crise d’épilepsie et à une jeune avocate prise d’une crise de pleurs en audience du juge des libertés et de la détention, traumatismes provoqués par des paroles de magistrats ressenties comme choquantes  et comment il doit défendre avec détermination le secret professionnel et les droits de la défense.

L’auteur de ces lignes remercie chacun des participants et des intervenants à ce colloque qui sera suivi prochainement d’un nouveau pour approfondir le sujet des émotions et la justice, en bref, l’art d’être juste avec les émotions, le droit et la raison.

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